Il était une fois, un marchand de
babouches qui menait une vie modeste et paisible. Il avait une gentille femme
et d’adorables enfants qu’il aimait par-dessus tout au monde. Il s’occupait
également de ses parents âgés, qu’il avait installés dans un joli appartement,
quand la vieille maison où ils résidaient avant tomba en ruine. Il était un bon
fils, un bon mari et un très bon père, mais il s’ennuyait un petit peu.
Il allait tous les matins ouvrir son
échoppe, et espérait patiemment quelques ventes. Il pouvait se suffire
d’essayages, pour remplir un peu son temps, il y avait des moments où il se
sentait si assommé qu’il baillait à s’en décrocher les mâchoires. Il chassait
les mouches qui venaient le perturber avec une tapette, tentait de lire un peu
les journaux et surfait sur son ordinateur pour s’intéresser au reste du monde.
Il jouait également parfois avec les applications mobiles de son téléphone,
mais il se fatiguait vite de tout cela et scrutait les premières lames
d’obscurité pour rentrer chez lui.
Il récupérait alors sa petite
caisse, comptait ses pièces et baissait le rideau, sans oublier de bien
vérifier, avec son apprenti, la fermeture de ses deux très bons cadenas.
Sa vie était faite de ces allers et
retours, de la cadence de ses prières à la mosquée du quartier, et des visites
qu’il rendait à ses proches et voisins.
Il était tranquille en somme, il n’y
avait que la nuit où ses embarras prenaient vie. Il avait du mal à s’endormir,
et quand le sommeil arrivait enfin, il faisait des rêves extravagants et se
sentait sortir de son corps.
Cela le perturbait. Il n’aimait pas
perdre prise ce qu’il avait déjà, et craignait de trop plonger dans ces
affabulations et de ne pas retrouver un jour le chemin du retour.
Il avait consulté divers médecins
pour ce trouble mineur, avait également regardé du côté des herboristes, et
lisait et appliquait tous les conseils qu’il trouvait dans les sites de
bien-être. Mais sans résultats.
Plus le temps passait et ses enfants
grandissaient, plus son sommeil était perturbé et devenait une obsession. Il y
avait des jours où il se réveillait si fatigué, qu’il ressentait presque une
certaine lassitude de la vie elle-même. Il avait le sentiment d’être inutile et
de vivre de façon banale. Cela creusait dans la profondeur de son âme.
Par une journée terrible de chaleur,
où le Chergui avait soufflé très fort en début d’après-midi, ses étals
s’étaient couverts de poussière et de feuilles mortes. Beaucoup de sa
marchandise avait été détériorée par l’intempérie et les gouttes de pluie qui
s’étaient mises à tomber de façon impromptue. Cela l’agaça tant, qu’il décida
de fermer boutique et de regagner sa maison.
Sa femme s’étonna de le voir rentrer
si tôt. Elle était en train de préparer le repas, tandis que ses enfants
étaient enfermés dans leur chambre et remplissaient leurs devoirs scolaires. Il
passa rapidement les encourager et leur souhaiter bonne nuit, et se dirigea
vers sa chambre malgré l'insistance de son épouse qui le suivait, et assurait
pouvoir disposer le dîner rapidement. Il se sentait trop épuisé et contrarié,
et préféra se coucher directement.
Elle se désola de le voir ainsi, et
tout en lui racontant les dernières nouvelles de la journée, elle ouvrit
grandes les fenêtres pour bien aérer la chambre. Puis, voyant qu’il ne
répondait pas, tira les épais rideaux et le laissa reposer dans le calme et la
pénombre.
Contrairement à son habitude, il ne
fallut pas plus de quelques secondes à notre héros pour sombrer dans un sommeil
profond. Il fut emporté dans une terre si riche en végétation et animaux
fantastiques, qu’il ne sut où donner de la tête. Il était un peu comme Alice au
pays des merveilles, sauf qu’aucun être, d’aucune sorte, ne semblait vouloir le
blesser ou se jouer de lui. Ils vivaient tous en harmonie et étaient satisfaits
de leurs sorts, malgré les imperfections dont ils avaient été affublés. Il y
avait un oiseau qui n’avait pas d’ailes, un chat sans queue, un arbre sans
branches ni feuilles, un navire qui voguait sur une route goudronnée… Mais ils
disaient avoir été créés ainsi et qu'ils avaient appris à s’adapter et surtout
ne pas rechercher la perfection.
Qu'ils soient doués de la parole et
qu'il puisse les comprendre fut sa première surprise déjà, il s’étonna ensuite
de leur abdication face aux difficultés qu’ils rencontraient.
Si cela lui était arrivé, se
disait-il, pour sûr qu’il aurait recherché un moyen de vivre mieux. C’est un
dessein exaltant de réparer ses défaillances, d’améliorer progressivement sa
vie. Cela remplit quelques espaces, confère du sens à l’existence, il en venait
même à les jalouser.
Il avait bien quelques défauts
lui-même, mais pas de quoi en faire une destinée. Sa voie était tracée depuis
le début, il se morfondait à tenir le commerce qui avait appartenu à son père,
et aspirait à mieux.
Alors que ces pensées traversaient
son esprit, un Lama se campa devant lui. Il n’avait que deux pattes, l’une à
l’avant et l’autre à l’arrière, et se déplaçait en claudiquant. Cela lui donnait
une démarche un peu sautillante, joyeuse et juvénile. Mais il n’était pas du
tout jeune, il était même l’un des animaux les plus âgés de cette terre. Ses
prunelles reflétaient une sagesse millénaire, une de celles inscrites dans les
registres scellés aux yeux des profanes.
Il le sonda profondément et
l’interpella d'une voix forte:
« Que viens-tu chercher là,
babouchier ? Retourne chez toi !
Je t’ai surveillé depuis quelque
temps déjà, et je ne comprends toujours pas pourquoi tu essaies de t’incruster
dans notre vie défectueuse. Tu n’as aucune compétence qui pourrait te permettre
de survivre dans notre monde.
Va-t’en ! Personne ne t’aidera ici,
nous vivons tous chacun pour soi ! »
Le pauvre hère en fut interloqué.
Lui qui croyait que le vieux Lama allait le guider se trouva bien marri de
comprendre que bien au contraire, il désirait plutôt le chasser. Il pensait
qu’avec toute la sagesse accumulée par cet animal au fil des ans, il pouvait
lui prodiguer des conseils, lui dire quelque chose d’utile au moins.
Cependant, il ne se laissa pas
impressionner, et continua à se promener et à observer les autres. Il espérait
par ce moyen trouver une révélation, apprendre une leçon, mais plus il se
risquait loin, moins il comprenait ce qui les animait tous.
Il retrouva le Lama au bout du
chemin, et ce dernier s’adressa à lui de nouveau :
« Cherches-tu
l’aventure ? » demanda-t-il
avec une certaine lueur dans les yeux.
Le pauvre bougre frissonna et fut
saisi d’horreur. Il pensa à sa gentille femme qui l’attendait toujours
patiemment à la maison, s’occupait bien de son confort et de celui de ses
enfants, et remua énergiquement la tête. Il n’a jamais voulu faire de mal à
personne, ni à sa famille ni à ses proches. Il éprouvait seulement un certain
malaise et ne savait comment le surmonter.
« Eh bien, si tu n’es pas
satisfait de ta vie, change là !
Crois-tu que c’est en venant nous
voir que tu trouveras l’inspiration ?
Crois-tu qu’en restant les bras
croisés, ne prenant aucun risque, elle va se métamorphoser par magie ?
Le soleil lui-même met son existence
en péril en se levant tous les matins. Avec les engins que certains pays ont
construits, il pourrait bien être percuté un jour et dévier de sa trajectoire.
Et la lune ? Tu as pensé à elle et à tous les satellites qui tournent sur son
orbite ?
Ils réfléchissent à ça en remontant
et descendant le matin et le soir ?
Non ! Ils exécutent leur tâche avec
tous les aléas que comporte leur métier actuellement.
Et Allah, que son nom soit
glorifié ? Tu as pensé à lui ? N’a-t-il pas pris le risque de nous créer ?
Crois-tu qu’il est content qu’Ève ait mangé la pomme, ou que les hommes
détruisent la planète avec leurs pluies acides ? Ils provoquent même la fonte
des glaciers... »
Notre boutiquier trouvait déjà que
le Lama faisait des extensions un peu improbables, mais il le laissa terminer
son raisonnement. Il élevait d’ailleurs la voix et le vilipendait ouvertement.
« Non plus ! Et pourtant
il a misé sur nous. Et nous voici donc, et te voilà avec tes questionnements
absurdes et tes états d’âme ridicules.
Agis! Fais quelque chose et
laisse-nous tranquille ! »
L’emportement et les cris du Lama
étaient si forts que cela réveilla notre bonhomme.
Il avait encore dans l’esprit le
discours de ce dernier quand il ouvrit les yeux, et rit de sa candeur d’avoir
cru un instant que ce Lama détenait une once de savoir ou de sagesse.
Les bruits familiers des casseroles
et de la bouilloire lui parvinrent, le babillage de ses jeunes enfants
également, c’était déjà le matin. Il se leva pour les rejoindre, et après une
toilette rapide les amena à l’école. Une intuition aussi légère qu’un papillon
affermissait ses pas, mais il tenta d’infirmer sa valeur pour ne pas s’accorder
de faux espoirs.
Vers midi, alors qu’il venait de
tuer la dixième mouche, avait mis de côté la marchandise gâtée, et que ses yeux
larmoyaient d’avoir trop surfé sur le petit écran de son téléphone, une jeune
fille se présenta.
Elle farfouilla un peu dans les
pièces abîmées, et négocia à un très bon prix des babouches destinées à la
remise. Puis, elle sortit de sa poche cinq paires de gros boutons de couleurs,
et lui demanda d’en orner ses nouvelles chausses et de respecter la symétrie
entre les deux pieds. Elle semblait déterminée et se réjouissait déjà de
l’allure qu’auraient ses babouches ainsi enjolivées, malgré les tâches de pluie
qui s’étaient imprimées définitivement sur le cuir bovin de qualité.
Il arrivait à notre marchand de
répondre aux demandes saugrenues de quelques clients, cela l’ennuyait
habituellement, cassait sa routine, mais il s’exécuta sans rechigner cette
fois.
Après avoir marqué l’emplacement des
boutons, et alors qu’il allait tendre les babouches à son apprenti pour les
coudre, il se reprit. Sa mémoire retourna à l’enfance, quand il venait à la
boutique après l’école, et jouait à dessiner et transformer les déchets
destinés à être vendus au kilo aux acheteurs de camelote.
Il sourit de ce tendre souvenir et
demanda à la jeune fille :
« Serais-tu plus satisfaite si
j’ajoutais quelques fines perles et mettais une doublure de fond, pour que les
points de couture au fil de crin ne heurtent pas ta peau délicate ?
Les yeux de la fille brillèrent de
convoitise.
- C’est une très excellente idée,
s’empressa-t-elle de répondre.
- Et si je renforçais la semelle et
la rehaussais de petites talonnettes pour équilibrer ta voûte plantaire ?
Ainsi, tu n’auras jamais mal au dos. »
Elle hocha la tête très
enthousiaste, et s’approcha même pour lui faire une bise.
Alors notre babouchier s’exécuta
lui-même, plein d’entrain.
Il ferma son échoppe aussitôt
qu’elle s’éloigna, ravie de son achat amélioré, et s’enquit d’un entrepreneur,
à qui il commanda une réfection complète de son magasin. Il voulait une belle
vitrine et de la lumière partout.
Sa femme essaya de l’en dissuader et
plaida la prudence au début, mais après l’avoir vu aussi passionné par son
idée, elle l’encouragea par tous les moyens dont elle disposait. Des voisins et
connaissances vinrent le conseiller à leurs tours, lui ouvrir les yeux et lui
montrer la folie de son entreprise. Il y en a même un qui lui dit un jour qu’à
ne pas travailler et trop faire de dépenses, il risquait de mener sa famille à
la ruine.
Il lui rétorqua alors, plein
d'assurance :
« Ce n’est pas en conservant un
local poussiéreux que je pourrais mettre en valeur mes futures créations et
faire preuve d’innovation. Une vie sans panache ne vaut pas mieux qu’une bougie
sans flamme, ajouta-t-il, avec un trémolo de ferveur dans la voix.
Que nous importe de savoir qu’elle
peut nous éclairer ? Si nous la gardons éteinte, nous nous privons de sa
lumière, de sa clarté, et nous enfonçons dans les ténèbres.
Nous nous consumons d’assomption et
périssons dans les fanges de l’ennui et de la médiocrité. »
Et c’est ainsi qu’il réussit tout ce
qu’il entreprit et dormit paisiblement depuis. Il avait trouvé une occupation
qui le comblait, celle de customiser les rebuts de babouches et les adapter aux
besoins de ses acheteurs, même les plus farfelus d’entre eux qui commandaient
des talons aiguilles.
L’histoire ne dit pas s’il est
devenu riche et célèbre. Peu importe, ce n’est pas tant l’argent ou la gloire
qui le motivaient, que de vivre pleinement sa passion. Ainsi que le bonheur de
voir cette étincelle de plaisir et de joie éclairer le visage de ses clients.