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Artisan orfèvre des mots Spécialisée en filigrane.

mardi 23 août 2016

Conte : Le babouchier qui s'ennuyait

Conte moderne pour enfants trop sages.



Il était une fois, un marchand de babouches qui menait une vie modeste et paisible. Il avait une gentille femme et d’adorables enfants qu’il aimait par-dessus tout au monde. Il s’occupait également de ses parents âgés, qu’il avait installés dans un joli appartement, quand la vieille maison où ils résidaient avant tomba en ruine. Il était un bon fils, un bon mari et un très bon père, mais il s’ennuyait un petit peu.
Il allait tous les matins ouvrir son échoppe, et espérait patiemment quelques ventes. Il pouvait se suffire d’essayages, pour remplir un peu son temps, il y avait des moments où il se sentait si assommé qu’il baillait à s’en décrocher les mâchoires. Il chassait les mouches qui venaient le perturber avec une tapette, tentait de lire un peu les journaux et surfait sur son ordinateur pour s’intéresser au reste du monde. Il jouait également parfois avec les applications mobiles de son téléphone, mais il se fatiguait vite de tout cela et scrutait les premières lames d’obscurité pour rentrer chez lui.
Il récupérait alors sa petite caisse, comptait ses pièces et baissait le rideau, sans oublier de bien vérifier, avec son apprenti, la fermeture de ses deux très bons cadenas.
Sa vie était faite de ces allers et retours, de la cadence de ses prières à la mosquée du quartier, et des visites qu’il rendait à ses proches et voisins.
Il était tranquille en somme, il n’y avait que la nuit où ses embarras prenaient vie. Il avait du mal à s’endormir, et quand le sommeil arrivait enfin, il faisait des rêves extravagants et se sentait sortir de son corps.
Cela le perturbait. Il n’aimait pas perdre prise ce qu’il avait déjà, et craignait de trop plonger dans ces affabulations et de ne pas retrouver un jour le chemin du retour.
Il avait consulté divers médecins pour ce trouble mineur, avait également regardé du côté des herboristes, et lisait et appliquait tous les conseils qu’il trouvait dans les sites de bien-être. Mais sans résultats.
Plus le temps passait et ses enfants grandissaient, plus son sommeil était perturbé et devenait une obsession. Il y avait des jours où il se réveillait si fatigué, qu’il ressentait presque une certaine lassitude de la vie elle-même. Il avait le sentiment d’être inutile et de vivre de façon banale. Cela creusait dans la profondeur de son âme.
Par une journée terrible de chaleur, où le Chergui avait soufflé très fort en début d’après-midi, ses étals s’étaient couverts de poussière et de feuilles mortes. Beaucoup de sa marchandise avait été détériorée par l’intempérie et les gouttes de pluie qui s’étaient mises à tomber de façon impromptue. Cela l’agaça tant, qu’il décida de fermer boutique et de regagner sa maison.
Sa femme s’étonna de le voir rentrer si tôt. Elle était en train de préparer le repas, tandis que ses enfants étaient enfermés dans leur chambre et remplissaient leurs devoirs scolaires. Il passa rapidement les encourager et leur souhaiter bonne nuit, et se dirigea vers sa chambre malgré l'insistance de son épouse qui le suivait, et assurait pouvoir disposer le dîner rapidement. Il se sentait trop épuisé et contrarié, et préféra se coucher directement.
Elle se désola de le voir ainsi, et tout en lui racontant les dernières nouvelles de la journée, elle ouvrit grandes les fenêtres pour bien aérer la chambre. Puis, voyant qu’il ne répondait pas, tira les épais rideaux et le laissa reposer dans le calme et la pénombre.
Contrairement à son habitude, il ne fallut pas plus de quelques secondes à notre héros pour sombrer dans un sommeil profond. Il fut emporté dans une terre si riche en végétation et animaux fantastiques, qu’il ne sut où donner de la tête. Il était un peu comme Alice au pays des merveilles, sauf qu’aucun être, d’aucune sorte, ne semblait vouloir le blesser ou se jouer de lui. Ils vivaient tous en harmonie et étaient satisfaits de leurs sorts, malgré les imperfections dont ils avaient été affublés. Il y avait un oiseau qui n’avait pas d’ailes, un chat sans queue, un arbre sans branches ni feuilles, un navire qui voguait sur une route goudronnée… Mais ils disaient avoir été créés ainsi et qu'ils avaient appris à s’adapter et surtout ne pas rechercher la perfection.
Qu'ils soient doués de la parole et qu'il puisse les comprendre fut sa première surprise déjà, il s’étonna ensuite de leur abdication face aux difficultés qu’ils rencontraient.
Si cela lui était arrivé, se disait-il, pour sûr qu’il aurait recherché un moyen de vivre mieux. C’est un dessein exaltant de réparer ses défaillances, d’améliorer progressivement sa vie. Cela remplit quelques espaces, confère du sens à l’existence, il en venait même à les jalouser.
Il avait bien quelques défauts lui-même, mais pas de quoi en faire une destinée. Sa voie était tracée depuis le début, il se morfondait à tenir le commerce qui avait appartenu à son père, et aspirait à mieux.

Alors que ces pensées traversaient son esprit, un Lama se campa devant lui. Il n’avait que deux pattes, l’une à l’avant et l’autre à l’arrière, et se déplaçait en claudiquant. Cela lui donnait une démarche un peu sautillante, joyeuse et juvénile. Mais il n’était pas du tout jeune, il était même l’un des animaux les plus âgés de cette terre. Ses prunelles reflétaient une sagesse millénaire, une de celles inscrites dans les registres scellés aux yeux des profanes.
Il le sonda profondément et l’interpella d'une voix forte:
« Que viens-tu chercher là, babouchier ? Retourne chez toi !
Je t’ai surveillé depuis quelque temps déjà, et je ne comprends toujours pas pourquoi tu essaies de t’incruster dans notre vie défectueuse. Tu n’as aucune compétence qui pourrait te permettre de survivre dans notre monde.
Va-t’en ! Personne ne t’aidera ici, nous vivons tous chacun pour soi ! »
Le pauvre hère en fut interloqué. Lui qui croyait que le vieux Lama allait le guider se trouva bien marri de comprendre que bien au contraire, il désirait plutôt le chasser. Il pensait qu’avec toute la sagesse accumulée par cet animal au fil des ans, il pouvait lui prodiguer des conseils, lui dire quelque chose d’utile au moins.
Cependant, il ne se laissa pas impressionner, et continua à se promener et à observer les autres. Il espérait par ce moyen trouver une révélation, apprendre une leçon, mais plus il se risquait loin, moins il comprenait ce qui les animait tous.
Il retrouva le Lama au bout du chemin, et ce dernier s’adressa à lui de nouveau :
« Cherches-tu l’aventure ? » demanda-t-il avec une certaine lueur dans les yeux.
Le pauvre bougre frissonna et fut saisi d’horreur. Il pensa à sa gentille femme qui l’attendait toujours patiemment à la maison, s’occupait bien de son confort et de celui de ses enfants, et remua énergiquement la tête. Il n’a jamais voulu faire de mal à personne, ni à sa famille ni à ses proches. Il éprouvait seulement un certain malaise et ne savait comment le surmonter.
« Eh bien, si tu n’es pas satisfait de ta vie, change là !
Crois-tu que c’est en venant nous voir que tu trouveras l’inspiration ?
Crois-tu qu’en restant les bras croisés, ne prenant aucun risque, elle va se métamorphoser par magie ?
Le soleil lui-même met son existence en péril en se levant tous les matins. Avec les engins que certains pays ont construits, il pourrait bien être percuté un jour et dévier de sa trajectoire. Et la lune ? Tu as pensé à elle et à tous les satellites qui tournent sur son orbite ?
Ils réfléchissent à ça en remontant et descendant le matin et le soir ?
Non ! Ils exécutent leur tâche avec tous les aléas que comporte leur métier actuellement.
Et Allah, que son nom soit glorifié ? Tu as pensé à lui ? N’a-t-il pas pris le risque de nous créer ? Crois-tu qu’il est content qu’Ève ait mangé la pomme, ou que les hommes détruisent la planète avec leurs pluies acides ? Ils provoquent même la fonte des glaciers... »
Notre boutiquier trouvait déjà que le Lama faisait des extensions un peu improbables, mais il le laissa terminer son raisonnement. Il élevait d’ailleurs la voix et le vilipendait ouvertement.
« Non plus ! Et pourtant il a misé sur nous. Et nous voici donc, et te voilà avec tes questionnements absurdes et tes états d’âme ridicules. 
Agis! Fais quelque chose et laisse-nous tranquille ! »
L’emportement et les cris du Lama étaient si forts que cela réveilla notre bonhomme.
Il avait encore dans l’esprit le discours de ce dernier quand il ouvrit les yeux, et rit de sa candeur d’avoir cru un instant que ce Lama détenait une once de savoir ou de sagesse.
Les bruits familiers des casseroles et de la bouilloire lui parvinrent, le babillage de ses jeunes enfants également, c’était déjà le matin. Il se leva pour les rejoindre, et après une toilette rapide les amena à l’école. Une intuition aussi légère qu’un papillon affermissait ses pas, mais il tenta d’infirmer sa valeur pour ne pas s’accorder de faux espoirs.
Vers midi, alors qu’il venait de tuer la dixième mouche, avait mis de côté la marchandise gâtée, et que ses yeux larmoyaient d’avoir trop surfé sur le petit écran de son téléphone, une jeune fille se présenta.
Elle farfouilla un peu dans les pièces abîmées, et négocia à un très bon prix des babouches destinées à la remise. Puis, elle sortit de sa poche cinq paires de gros boutons de couleurs, et lui demanda d’en orner ses nouvelles chausses et de respecter la symétrie entre les deux pieds. Elle semblait déterminée et se réjouissait déjà de l’allure qu’auraient ses babouches ainsi enjolivées, malgré les tâches de pluie qui s’étaient imprimées définitivement sur le cuir bovin de qualité.
Il arrivait à notre marchand de répondre aux demandes saugrenues de quelques clients, cela l’ennuyait habituellement, cassait sa routine, mais il s’exécuta sans rechigner cette fois.
Après avoir marqué l’emplacement des boutons, et alors qu’il allait tendre les babouches à son apprenti pour les coudre, il se reprit. Sa mémoire retourna à l’enfance, quand il venait à la boutique après l’école, et jouait à dessiner et transformer les déchets destinés à être vendus au kilo aux acheteurs de camelote.
Il sourit de ce tendre souvenir et demanda à la jeune fille :
« Serais-tu plus satisfaite si j’ajoutais quelques fines perles et mettais une doublure de fond, pour que les points de couture au fil de crin ne heurtent pas ta peau délicate ?
Les yeux de la fille brillèrent de convoitise.
- C’est une très excellente idée, s’empressa-t-elle de répondre.
- Et si je renforçais la semelle et la rehaussais de petites talonnettes pour équilibrer ta voûte plantaire ? Ainsi, tu n’auras jamais mal au dos. »
Elle hocha la tête très enthousiaste, et s’approcha même pour lui faire une bise.
Alors notre babouchier s’exécuta lui-même, plein d’entrain.
Il ferma son échoppe aussitôt qu’elle s’éloigna, ravie de son achat amélioré, et s’enquit d’un entrepreneur, à qui il commanda une réfection complète de son magasin. Il voulait une belle vitrine et de la lumière partout.
Sa femme essaya de l’en dissuader et plaida la prudence au début, mais après l’avoir vu aussi passionné par son idée, elle l’encouragea par tous les moyens dont elle disposait. Des voisins et connaissances vinrent le conseiller à leurs tours, lui ouvrir les yeux et lui montrer la folie de son entreprise. Il y en a même un qui lui dit un jour qu’à ne pas travailler et trop faire de dépenses, il risquait de mener sa famille à la ruine. 
Il lui rétorqua alors, plein d'assurance :
« Ce n’est pas en conservant un local poussiéreux que je pourrais mettre en valeur mes futures créations et faire preuve d’innovation. Une vie sans panache ne vaut pas mieux qu’une bougie sans flamme, ajouta-t-il, avec un trémolo de ferveur dans la voix.
Que nous importe de savoir qu’elle peut nous éclairer ? Si nous la gardons éteinte, nous nous privons de sa lumière, de sa clarté, et nous enfonçons dans les ténèbres. 
Nous nous consumons d’assomption et périssons dans les fanges de l’ennui et de la médiocrité. »
Et c’est ainsi qu’il réussit tout ce qu’il entreprit et dormit paisiblement depuis. Il avait trouvé une occupation qui le comblait, celle de customiser les rebuts de babouches et les adapter aux besoins de ses acheteurs, même les plus farfelus d’entre eux qui commandaient des talons aiguilles.
L’histoire ne dit pas s’il est devenu riche et célèbre. Peu importe, ce n’est pas tant l’argent ou la gloire qui le motivaient, que de vivre pleinement sa passion. Ainsi que le bonheur de voir cette étincelle de plaisir et de joie éclairer le visage de ses clients.


vendredi 12 août 2016

Nouvelle : Une journée en enfer

C'est une nouvelle légère et un peu noire... que je publierai en épisodes.

Avertissement de l'auteur : Toute ressemblance des personnages premiers, secondaires ou même tertiaires, avec des personnes que les lecteurs ont connu, connaissent où seront amenés à fréquenter, est purement fortuite :) .


Épisode 1.

C’était une de ces journées où dès le réveil tout va mal, un jour qu’on a envie d’effacer de sa mémoire. Une journée où les minutes, les secondes, se sont égrenées à un rythme si lent que l’on pourrait croire que chaque instant a compté pour au moins une heure. C’était comme si on vous projetait dans un film au ralenti et vous obligeait à en être l’acteur. Que vous étiez le pantin d’une grosse farce de l’univers, sans nul contrôle sur les événements intenses qui se succèdent à un rythme effréné. Aucun, sauf de subir et d’espérer en arriver à bout en restant vivant, et plus ou moins indemne.
Quand on parle de la création du monde en six jours, je le comprends enfin ! Et si chaque seconde de notre vie sur terre représentait un million de jours pour notre grand Artisan ?
Voilà que je deviens philosophe !
Et tout d’abord une nuit agitée, peuplée d’hallucinations, de claquements de dents, de chaleur et de transpirations. Je me suis réveillée… Non, je me suis forcée à émerger du cauchemar récurrent qui faisait tambouriner mon cœur, la bouche nauséeuse et des sueurs froides enveloppant mon corps endolori.
Le combat pour en sourdre m’a laissé des traces : un dos raide, des courbatures partout, et un mal de crâne pulsant, l’impression qu’un marteau s’était insidieusement glissé sous mon scalp et s’en donnait à cœur joie.
Rien dans mes souvenirs de la veille ne pouvait justifier cela. J’avais eu une journée des plus insipides et assommante : un briefing, en début de matinée, à s’en décrocher la mâchoire, quelques visites médicales à mon réseau de médecins blasés qui m’ont soutiré quelques échantillons et ont égratigné mon calme placide de leurs blagues triviales. Quelques poignées de mains appuyées, très appuyées, et d’autres paumes qui se sont glissées sur mes épaules et se sont furtivement baladées sur mon dos, en bas du dos…
Que du normal ! C’est la profession qui veut ça, ou la culture, ou je ne sais pas…
Je n’ai jamais compris pourquoi les hommes se croient tout permis dès qu’on les sollicite pour quelque chose... Il y a toujours dans leurs regards, leurs gestes, leurs attitudes, un soupçon de donnant-donnant. Mais mon métier est déléguée médicale, et j’ai appris à sourire poliment et à leur cracher dessus de l’intérieur.
Alors que s’est-il passé une fois endormie ?
J’ai l’impression d’avoir été enlevée par des extra-terrestres, ou que des diables se sont emparés de mon corps et de mon esprit et m’ont fait vivre une équipée extrême. Mais peut-être était-ce seulement mon sixième sens, cette perception de danger imminent, qui me préparait à l’enfer que serait ma journée.


Épisode 2.