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Artisan orfèvre des mots Spécialisée en filigrane.

vendredi 6 janvier 2017

Billet : Coup de gueule

Je me souviens d’une tante, un chignon haut fait par un coiffeur et un tailleur sombre. Je crois que je n’ai aucun souvenir d’elle sans ce chignon, il lui conférait de l’autorité. Je me rappelle d’un oncle fonctionnaire dont la plus grande passion était la photographie. Il était à l’avant-garde de ce qui se faisait à l’époque, et avait la modestie des personnes talentueuses. Je me souviens d’une Dada qui riait jusqu’à faire bouger son dentier, et qui nous menaçait en nous poursuivant avec sa babouche, pour nous faire descendre des banquettes du salon. D’un grand-père qui nous rudoyait parce qu’on était en retard pour le repas de l’Aïd, et de parents, dont le plus grand souci était de bien habiller leurs six enfants ce jour-là. Nous devions reluire comme des sous neufs, nous étions leur vitrine.
Je me rappelle qu’à l’école nous devions respecter nos maîtres, les craindre, et qu’ils étaient aussi fiers de nos réussites que l’étaient nos parents. Que les journées de grève au lycée, parce qu’un programme était changé, ou que les profs de maths venaient de Bulgarie et ne parlaient pas français, tournaient à la fête. Nous refusions juste de rentrer en classe, restions debout dans la grande cour, pour chanter et danser, malgré les camionnettes des forces auxiliaires qui cerclaient les bâtiments. C’est de là que j’ai appris à siffler.
Je me souviens que je marchais dans la rue en mini-jupe, et n’étais aucunement inquiétée. Que le seul dérangement que je pouvais avoir venait de dragueurs invétérés qui lançaient des compliments. Que le mot le plus méchant que j’ai pu entendre dans la rue, c’est 3roubia, campagnarde, parce que ce jour-là, je portais une djellaba et un foulard et que je sortais d’un hammam. Qu’on respectait ma personne, mon opinion, et que la critique n’était pas insultante.
Je me rappelle que nos plages étaient de sables et de corps dorés, et qu’aucun complexé n’y trouvait à en redire. Que ceux qui ne voulaient pas s’exposer restaient simplement chez eux. Que fêter la nouvelle année n’était pas synonyme de christianisme. Que l’acteur qui jouait Oummi Al Harnounia était un homme et nous touchait par sa candeur, que les filles sortaient danser le soir, certes chaperonnées, mais qu’il n’y avait aucun énergumène pour traiter de mac le grand frère. Que fumer était signe de liberté et de modernité (on sait maintenant que c’est nocif pour la santé, mais peu importe). Qu’on ne jugeait pas plus ceux qui buvaient que ceux qui allaient à la mosquée la veille du 27ème jour du ramadan… Tant et tant de souvenirs qui ont fait une génération.
Nous avons essayé de donner les mêmes valeurs à nos enfants, mais tout est différent. Les manifestations se transforment en pugilat, les rues après les matchs de foot deviennent des sites de défoulement et de casse, les filles sont mariées à leurs violeurs, les actrices sont confondues avec leurs personnages, des prêcheurs et moralisateurs nous traquent par messagerie et même sur Facebook. Des lynchages en bonne et due forme dans la rue, et même chez eux, pour tout ce qui représente une menace à la virilité, des agressions de filles parce que juste un peu maquillée ou pas assez couverte, sous l’œil de passants craintifs… Des journalistes qui font l’apologie de la haine, et traitent les filles qui vont danser de prostituées… Tant et tant de régressions qui font notre société actuelle.
Les libertés de toutes sortes sont bafouées. Où est passé l’humilité, la finesse, l’éducation, l’autorité, la dignité, le respect ou juste la décence ? Où sont passées nos vraies valeurs ?
Est-ce cela la liberté de s’exprimer, offerte pourtant plus que jamais par les médias actuels ? Quelle limite doit-on appliquer, pour que les commentaires et les critiques ne se transforment pas en jugement et condamnation, et parfois même en exécution ?
C’est le cœur du débat auquel nous devrions faire face, avant que notre maison ne tombe en ruine.