Je me souviens d’une tante, un chignon haut fait
par un coiffeur et un tailleur sombre. Je crois que je n’ai aucun souvenir
d’elle sans ce chignon, il lui conférait de l’autorité. Je me rappelle d’un
oncle fonctionnaire dont la plus grande passion était la photographie. Il était
à l’avant-garde de ce qui se faisait à l’époque, et avait la modestie des
personnes talentueuses. Je me souviens d’une Dada qui riait jusqu’à faire
bouger son dentier, et qui nous menaçait en nous poursuivant avec sa babouche,
pour nous faire descendre des banquettes du salon. D’un grand-père qui nous
rudoyait parce qu’on était en retard pour le repas de l’Aïd, et de parents,
dont le plus grand souci était de bien habiller leurs six enfants ce jour-là. Nous
devions reluire comme des sous neufs, nous étions leur vitrine.
Je me rappelle qu’à l’école nous devions respecter
nos maîtres, les craindre, et qu’ils étaient aussi fiers de nos réussites que
l’étaient nos parents. Que les journées de grève au lycée, parce qu’un
programme était changé, ou que les profs de maths venaient de Bulgarie et ne
parlaient pas français, tournaient à la fête. Nous refusions juste de rentrer
en classe, restions debout dans la grande cour, pour chanter et danser, malgré
les camionnettes des forces auxiliaires qui cerclaient les bâtiments. C’est de
là que j’ai appris à siffler.
Je me souviens que je marchais dans la rue en
mini-jupe, et n’étais aucunement inquiétée. Que le seul dérangement que je
pouvais avoir venait de dragueurs invétérés qui lançaient des compliments. Que le
mot le plus méchant que j’ai pu entendre dans la rue, c’est 3roubia,
campagnarde, parce que ce jour-là, je portais une djellaba et un foulard et que
je sortais d’un hammam. Qu’on respectait ma personne, mon opinion, et que la
critique n’était pas insultante.
Je me rappelle que nos plages étaient de sables et
de corps dorés, et qu’aucun complexé n’y trouvait à en redire. Que ceux qui ne
voulaient pas s’exposer restaient simplement chez eux. Que fêter la nouvelle
année n’était pas synonyme de christianisme. Que l’acteur qui jouait Oummi Al
Harnounia était un homme et nous touchait par sa candeur, que les filles
sortaient danser le soir, certes chaperonnées, mais qu’il n’y avait aucun
énergumène pour traiter de mac le grand frère. Que fumer était signe de liberté
et de modernité (on sait maintenant que c’est nocif pour la santé, mais peu
importe). Qu’on ne jugeait pas plus ceux qui buvaient que ceux qui allaient à
la mosquée la veille du 27ème jour du ramadan… Tant et tant de
souvenirs qui ont fait une génération.
Nous avons essayé de donner les mêmes valeurs à
nos enfants, mais tout est différent. Les manifestations se transforment en
pugilat, les rues après les matchs de foot deviennent des sites de défoulement
et de casse, les filles sont mariées à leurs violeurs, les actrices sont
confondues avec leurs personnages, des prêcheurs et moralisateurs nous traquent
par messagerie et même sur Facebook. Des lynchages en bonne et due forme dans
la rue, et même chez eux, pour tout ce qui représente une menace à la virilité,
des agressions de filles parce que juste un peu maquillée ou pas assez
couverte, sous l’œil de passants craintifs… Des journalistes qui font
l’apologie de la haine, et traitent les filles qui vont danser de prostituées… Tant
et tant de régressions qui font notre société actuelle.
Les libertés de toutes sortes sont bafouées. Où
est passé l’humilité, la finesse, l’éducation, l’autorité, la dignité, le respect
ou juste la décence ? Où sont passées nos vraies valeurs ?
Est-ce cela la liberté de s’exprimer, offerte
pourtant plus que jamais par les médias actuels ? Quelle limite doit-on
appliquer, pour que les commentaires et les critiques ne se transforment pas en
jugement et condamnation, et parfois même en exécution ?
C’est le cœur du débat auquel nous devrions faire
face, avant que notre maison ne tombe en ruine.