Une petite fille qui erre dans une grande ville, hagarde dans un quartier populaire. Des yeux trop grands, trop vifs pour accepter sa
condition de miséreuse, un ventre maigre, une ossature qui tient par miracle
debout. La silhouette de prédateurs autour d’elle, l’ombre d’agresseurs à
chaque pas qu’elle fait, même et plus encore lorsque le soleil décline.
D’un père disparu, il ne lui reste de famille
qu’une mère inconsciente, qui fait des ménages en journée et se drogue la nuit
pour oublier; une vieille grand-mère hémiplégique dont l'âge a avalé l’esprit,
et un petit grand frère qui a déjà subi toutes les offenses de la ville.
La petite est sale et désespérée, elle traîne sur
le trottoir à la recherche d’une vie meilleure. Elle a repéré une jolie
vitrine, avec des vendeuses qui lui semblent bienveillantes. Elle revient les
observer tous les jours, passe des heures assises sur le perron pour se
repaître de leur chance. Elles respirent un air propre, même si elles cachent
derrière l'uniforme leurs tristes histoires personnelles.
Elle aurait voulu rentrer dans leur peau, gagne
chaque jour un peu plus de distance pour se rapprocher. Et le jour où le rêve
est trop fort, elle fait inconsciemment quelques pas dans leur local. On la
chasse, pas méchamment, on la cajole de restes de biscuits, elle dérange leur
commerce. Elle s’en va et va tourner en rond autour du quartier, autour de la
ville, à la recherche d’autres vitrines. Elle n’a nul endroit où rentrer. Personne
ne l’attend dans le cagibi que sa mère squatte.
Elle revient le lendemain. Son regard est à lui
seul un cri de détresse, un appel SOS. Elle ne parle pas, ne demande rien. Elle
est là juste pour regarder, ne fait de mal à personne. On finit par la prendre
en pitié, on recherche sa mère qui disparaît des semaines entières, on parle à
sa grand-mère allongée sur une natte qui discute déjà avec ses visiteurs invisibles. Le chaos assourdit les têtes, le frère est également absent ce jour-là, encore. On cotise, on l’emmène au Hammam pour la laver de l’outrage du temps.
On l’habille de vêtements trop grands qu’on a récoltés chez les uns et les
autres… On lui trouve même une garderie... Pour la garder un temps, le temps
que la journée passe, que son ombre ne plane plus, et qu’elle ne soit la
vitrine de la misère… Un rappel permanent de la maladie dont notre société souffre.
Son histoire est celle de milliers d’autres. Ils
traînent dans les quartiers périphériques de nos villes, des milliers de garçons
et de filles, qui ne quémandent pas notre compassion, ils sont nés de hasard de
destin, c’est tout. Ils ont un air absent, blasé. Leur regard criant au début,
perd de plus en plus de son brillant, il s’estompe et laisse place à ce
mal-être qui ronge nos villes.
Nous aurons beau l’orner de tous les atours, nos
cités resteront hantées par ces yeux qui s’éteignent par l’indifférence des
gens. La société civile ne pourra recueillir toutes les âmes damnées que
rejettent nos villes et campagnes. La pauvreté n’est pas un vain mot, elle
nous environne et se terre partout. Ni
le maquillage ni les petits à-coups de prise de conscience ne peuvent la
gommer.
La faim est un sentiment primitif, qui ne connaît
pas les conventions. Elle est laide, traître et sauvage. Il n'est pas étonnant que les vitrines servent
de premières cibles à chaque mouvement populaire, leur transparence exacerbe le
sentiment d'injustice.