Un jour j’écrirais un roman sur Casa. En attendant, je
ramasse les bribes de ma mémoire. Je l’ai dans le sang. Elle est comme cet être
cher que l’on quitte sans que notre histoire n’aboutisse. Alors je l’idéalise,
je lui trouve des excuses, je la pare de toutes les qualités. Je ne suis pas
objective, je le sais, mais c’est ma jeunesse qui est restée là. Et la
jeunesse, c’est un bouquet qui ne moisit pas. Bien au contraire, c’est une
fragrance qui gagne en beauté de sens. Tiens ! Rien que d’y penser, j’ai le
poil qui se hérisse, ma gorge s’assèche et des frémissements partent de mon
cœur pour se répandre partout ailleurs.
Casa ne m’a jamais quittée, même si je l’ai abandonnée
toutes ces années. Elle ne m’en a pas voulu, et est restée égale à elle-même,
avec ses plages et son port, sa vieille ville, et la nouvelle, qui est devenue
bien vieille aussi. Comme moi, en quelque sorte. On change sans vraiment changer.
On s’adapte au temps, et au regard du miroir…enfin surtout moi, parce que Casa
ne se regarde pas, elle est le miroir des autres, ceux qui y résident encore.
Je disais donc que les rues avaient évolué. Elles se
sont élargies et parées de hauts bâtiments, changées de nom aussi parfois, mais
je les reconnais toutes. Et c’est comme si à chaque fois je repartais à la
chasse au trésor, avec de nouveaux décors toutefois. Je vous parle de ceux que
je connais, mes rapports avec les nouveaux quartiers, qui ont pris place dans
les champs aux alentours, sont encore confus. Nous nous connaissons peu, alors
je m’y aventure très peu. Car comment reconnaître un boulevard qui était enfoui
dans un champ de luzerne ou derrière un parterre de douar ?
Bref, quand je parle de Casa, je veux parler de la
ville que j’ai laissée. Celle où je rêve de pouvoir revivre et que tout le
monde voudrait déserter maintenant. Comme si elle avait perdu son âme. Comme si
elle n’était plus suffisamment belle pour s’en contenter. Les gens voudraient
la regarder et être toujours aussi charmés, comme dans leur jeunesse. À tous
les deux ! Mais elle n’a rien perdu de son charme. Elle est toujours là, aussi
blanche et façonneuse de rêves. Ce sont leurs yeux désamourés, blasés de
l’avoir trop fréquentée qui n’arrivent plus à la voir. Ils lui trouvent tous
les défauts du monde. Essayez de la quitter et vous saurez de quoi je parle.
Il est vrai qu’il faut avoir un regard solide pour
dénicher la beauté, dans le fatras qu’elle peut constituer parfois. Mais elle
résiste et ne dévoile son indicible poésie qu’à ceux qui l’apprécient. Elle est
comme cet arbre, un jacaranda je pense, planté sur le boulevard Zerktouni,
juste à l’intersection du boulevard d’Anfa. Voilà bien deux noms qui n’ont pas
changé… et qui donnent du cœur à cette histoire. Eh bien, cet arbre est tout
noir. Vous me direz que c’est normal avec toute la pollution qu'il absorbe,
mais si je vous dis qu’il tient encore debout et arrive même à fleurir ?!
Il croit dans un tout petit carré, derrière un mur
dans l’entrée d’un vieil immeuble bas style Art-Déco. À la réflexion, je ne
suis pas sûre que le bâtiment soit Art-Déco, mais il est sûr qu’il date du
début du 20e siècle. C’est dire son histoire. Leur histoire à tous les deux,
lui, et ce peut-être Jacaranda, toujours aussi résistants, accoudés de part et
d’autre aux hauts buildings scintillants et de métamorphoses vitrées, recevant
de plein fouet le clinquant des façades rutilantes. De la profondeur, il a
perdu les illusions, il se tient haut cependant et surveille cet immense
carrefour et les voyageurs qui le parcourent, trop pressés pour l’apercevoir.
Mais il ne les blâme pas. Et je crois que son regard se perd de l’autre côté,
vers la mer. Ah, la mer !… Et cette largesse d’horizon… Et ses départs et
retours !
Mais avant de terminer l’histoire de cet arbre,
permettez-moi une petite digression. Je voudrais revenir en arrière et
retrouver la périphérie. L’autre jour la circulation était telle, que j’ai été
déversée dans une très grande avenue. Et vous savez comment elle s’appelle ?
Oum Errabia. Rien que ça, une avenue qui part de l’entrée de Casa pour se jeter
dans la mer. Ils ont parfois de la suite dans les idées les urbanistes,
d’autant que tout ça n’étaient avant que des champs libres. Et vous savez quoi
? Même le boulevard Zerktouni est affluent de mer. Un grand nom pour un grand
boulevard, qui part du cœur de la vieille ville pour aboutir en mer. On
trouverait de l’ironie dans cela aujourd'hui, un coup de pied à la grande
histoire. Surtout si on se rappelle la politique des barrages, et comment
sauvegarder nos richesses naturelles… et humaines.
Mais c’est tout un autre sujet. Revenons donc à notre
arbre chétif. Car il est rachitique à première vue : il est tout mince pour un
arbre de son âge, les ramures ont quitté son flanc, ses pointes bourgeonnent
néanmoins et ses feuilles sont grises dès la naissance. Je le vois à chaque
fois que je vais à Casa. Je le garde dans un coin de ma mémoire et suis avec
attention son évolution. Je crois bien qu’à lui seul il représente la théorie
de l’évolution. Dans un milieu hostile, il a appris à s’adapter.
Et voilà où je voulais en venir en ce début de récit.
Pour moi, l’histoire de Casa est un peu aussi l’histoire de cet arbre. Elle
s’adapte, mais ne perd pas espoir en ses jeunes pousses… et garde des racines
bien profondément ancrées au sol. Les Casablancais devraient aller le visiter,
juste pour s’assurer de ce que je dis et me le surveiller de près… Ils
pourraient aussi s’en inspirer un peu. Juste un petit peu, pour se faire aussi
stoïques et prendre les choses avec hauteur. Pour d’autres choses encore, mais
voilà que je me perds de nouveau, et je vais revenir au Casa de mon enfance et
au quartier de mon école. De mes écoles, de tous les endroits où j’ai reçu un enseignement
ou un autre. Du sandwich au thon du Habous, qui n’avait de thon que le nom
d’ailleurs, au grand parc des Nations Unies et les kermesses qui se tenaient là
parfois. Mers Sultan, Commandar Provo, Benjdia, le conservatoire national de
musique et de danse et le théâtre du boulevard de Paris … Toutes ces pépites
parsemées ici et là, dont les unes subsistent, et les autres gardent la place
immense et irremplaçable de l’absent. Des absences qui sont assises-là,
gigantesquement accrochées au fil arachnoïde d’une mémoire encore vivante.
Funambules qui cherchent un équilibre. Entre passé et présent…
Ce sera peut-être dans un autre épisode…
Carnet de voyages, Casablanca
©Meriem Hadj Hamou
Texte publié sur FB et sur mon blog en 2018. En cours de réécriture et développement depuis déc 2020. La photo est du lycée Al Khansa à mers sultan.