Un conteur s’arrêta un
jour dans la grande place de la ville et déplia son tapis. Il commença par
enlever lentement sa cape, sa djellaba aux grosses mailles, et resta en caftan.
Il dénoua aussi son turban, le ramassa en boule et le mit dans un coin. De son
barda il sortit un gong, et le posa de l’autre côté. Après tout ce cérémonial
afin d’attirer l’attention, il s’assit sur un coussin et croisa les jambes.
Les gens accouraient de
partout pour l’entendre. Un cercle se forma autour de lui, les petits devant
les grands, bien ordonnés, afin que chacun puisse le voir. J’en faisais partie,
ravie d’avoir quelque chose d’intéressant à raconter à mon tour.
Une fois qu’il jugea que
le nombre était suffisant, il donna un grand coup sur le gong, qui résonna dans
le cœur de tous les présents. Le silence se fit instantanément.
« Je vais vous
raconter une histoire de notre terroir profond, et qui se passe au présent
cependant, dit-il en guise de préambule. Une de celles qui n’ont jamais été
encore contées, elle porte le titre de Zahra voulait aller à la plage »
Certains remuèrent,
d’autres sourirent, et quelques un les firent taire.
Le vieil homme, habitué
aux jacassements de la foule, attendit que le calme revienne. Et d’un geste de
la main nous fit signe de nous asseoir. Le cercle se refit et nous patientâmes.
« Quel meilleur
cliché de l’amour et du bonheur que celui de la plage ? dit-il en élevant sa
grosse voix.
« Avec un soleil au
zénith, de douces vagues qui lèchent les orteils et une dorure de sable qui
déteint sur les corps. C’est comme cela que notre héroïne, qui habitait à
l’intérieur des terres, espérait un jour accéder à cet espace réservé aux
chanceux qui avaient un compagnon. Pour sa part, elle n’avait jamais vu la mer
ni ne connaissait personne qui pouvait l’y emmener auparavant. La campagne où
elle résidait avec sa famille n’avait aucune idée de ce qui se passait
ailleurs. C’est par un pur hasard de rencontre avec un vagabond, près du
ruisseau, qu’elle-même en a été informée. Les photos qu’il lui a montrées, les
images sur son appareil photo aussi, l’avaient laissée pantelante.
Quoi ? se disait-elle,
cela se passe à moins de cent kilomètres de mon douar ? Et moi qui pensais que
c’était des inventions de films ! »
De sa voix linéaire de
narrateur, le conteur avait changé de ton pour adopter celui de Zahra et parler
à sa place. Il fit de même par la suite pour le deuxième personnage.
« Elle ne voulait
pas le croire au début, elle se repaissait de télévision depuis l’enfance, et
avait toujours cru que ce n’étaient que des acteurs. Et notre bonhomme de
gonfler la poitrine, de dire pour la convaincre qu’il avait lui-même pris les
photos, et que si elle voulait, il pourrait l’y emmener, afin qu’elle s’en
assure de ses propres yeux.
Et voilà notre Z’hirou en
train de l’attendre tous les jours. Elle regardait les photos qu’il lui avait
laissées et soupirait, le cœur lourd. Elle voulait se libérer, briser ses
chaînes, jeter ses haillons et plonger dans la mer. Le soir, elle avait
l’impression qu’une vague la submergeait, la mousse enveloppait son corps à
chaque ressac. Il lui arrivait même parfois de se réveiller et d’aller de nuit
au ruisseau pour chercher le vagabond. Vous l’aurez compris, elle espérait à
chaque instant, de jour et de la nuit, le voir de retour.
Plusieurs jours
passèrent, qui lui semblèrent des mois, et un jour elle l’aperçut enfin. Il
était de dos à la porte de l’épicerie, de joie elle eut presque peur de s’évanouir.
C’est cela l’amour, se dit-elle, un cœur qui palpite comme une truite sortie de
l’eau, du sang qui bat aux tempes et suit le rythme des hmadcha. La fébrilité
lui fit trembler les mains, et lâcher la botte d’herbe tendre qu’elle venait de
cueillir pourtant. Tous les signes étaient là, Zahra était amoureuse et allait
enfin partir à la mer. Le vagabond, dont elle ne connaissait pas le nom, mais
qu’elle appelait dans son cœur Dawi, était venu réaliser son rêve le plus fou.
Notre héroïne était
peut-être éprise, mais elle n’était pas inconsciente. Elle alla à l’épicerie à
son tour pour se faire voir, mais ne lui adressa pas la parole. Un clin d’œil
suffit, lorsque l’épicier était de dos, pour qu’il comprenne qu’elle
l’attendrait à l’endroit habituel. Il partit sur le coup, et elle ralentit
l’allure pour ne pas montrer qu’elle le suivait.
« Bon, je suis prêt
à t’emmener, » dit-il, après lui avoir à peine touché le poignet, et porté
sa propre main à sa bouche. Elle ne sentait pas si bon la dernière fois, se dit-il
en la regardant comme on le ferait d’un bonbon. Zahra rougit d’embarras, ce
simple frôlement faisait déjà bouillir ses nerfs. Elle se reprit néanmoins et
lui demanda comment il comptait s’y prendre. Parce que nous sommes en train de
parler de fugue là, et elle était déjà promise à son cousin. Mais elle le
trouvait trop gros et boutonneux, et poussa donc la confidence jusqu’à lui
raconter cela.
La mer, la plage et le
sable fin, c’est bien beau, mais si elle partait avec lui, elle serait pour les
siens perdue.
Dawi, qui n’avait
toujours pas confirmé son petit prénom, lui dit qu’il comprenait, et que s’il
avait pris autant de temps pour revenir, c’était parce qu’il prenait cette
responsabilité très au sérieux.
« Alors pourquoi tu
ne te présentes pas simplement à ma famille, je suis sûre de les convaincre de
nous marier, malgré mon cousin.
- Parce que je
connais ton frère, et que nous avons eu un différent par le passé. Je ne
pourrais être si tôt arrivé près de ton Douar, qu’il m’égorgera avec son
poignard. »
Zahra lui donna raison,
son frère était un vrai sanguin, et portait effectivement un couteau à cran
dans sa poche en permanence. Dawi ne pouvait se présenter chez eux, et l’appel
de la mer était trop tentant…
Elle réfléchit un moment.
Déjà, pendant qu’ils parlaient, le bruissement des arbres environnants chantait
une douce mélodie, l’eau de la rivière semblait couler de façon plus fluide.
Elle avait également aperçu un grand ibis, ou était-ce une cigogne qui les
a survolés ? C’était de très bons augures, des signes d’opulence et de
fécondité. Elle finit donc par se décider, et lui demanda de l’attendre vers
minuit dans leur site romantique.
Ce soir-là, le bruit du
ronflement de son père et les marmonnements de sa mère avaient atteint un
niveau élevé. Ce n’était pas étonnant, elle avait parfumé la soupe du soir avec
les herbes que lui avait conseillées sa propre mère pour les cas d’insomnies.
Il paraît qu’elle les leur faisait boire lorsqu’ils étaient jeunes ses frères
et elle. C’est qu’ils dormaient tous dans la même pièce, elle les préservait
ainsi des bruits intempestifs qui pouvaient survenir.
Zahra qui n’avait pas
fermé l’œil, détacha le mulet et le fit avancer doucement en passant par les
coins les plus sombres. La lune était sa complice cette nuit, elle avait décidé
de disparaître tout simplement. Arrivée au ruisseau essoufflée, pas tant par
l’effort, que par les battements de son cœur, qu’elle entendait malgré
l’épaisseur de ses vêtements, elle aperçut Dawi qui l’attendait assis sur un
rocher. Il avait des yeux qui luisaient comme deux perles dans l’eau et
transperçaient les ténèbres, il se releva rapidement, et lui prit les rennes
des mains. Puis, il sauta sur le dos de la bête. Et alors qu’elle tendit les
bras pour qu’il la fasse monter à l’avant, il donna un grand coup de talon sur
le flanc du mulet, qui détala comme s’il était chassé par les démons.
Zahra resta longtemps
prostrée, et réalisa par degrés sa déconvenue. Avec la disparition du mulet,
s’évanouissait également son rêve de plage. Elle pleura un long moment avant de
se résoudre à rentrer chez elle, et prendre une généreuse part de soupe de la
marmite qui semblait l’attendre sur les cendres. Cette nuit-là, tous les
villageois entendirent le concert polyphonique qui chambardait la maison de
notre héroïne candide. »
Le conteur s’arrêta
essoufflé, sortit une bouteille d’eau de son sac et se désaltéra. Il transpirait
comme s’il avait vécu toutes ces péripéties lui-même. Un bruissement du cercle
commença à se faire entendre. « Que déduisez-vous de cette fable,
demanda-t-il en se tournant d’un côté puis de l’autre, et nous regardant tous
comme pour nous imposer de rester assis, alors qu’aucun n’avait esquissé le
moindre mouvement pour se lever.
Nous attendions tous des
explications, la morale de l’histoire. Tous ceux qui assistent à ces sortes
d’assemblées savent qu’il y en a toujours une.
Un quidam parla de
l’intelligence du voleur, et un autre de la perfidie de la jeune fille qui
voulait tromper sa famille et s’enfuir avec le vagabond. Un troisième disserta
sur la condition humaine de cette famille, et un autre de la liberté de Zahra
de disposer de sa vie. Chacun y alla de son interprétation. Pour ma part, j’écoutais
religieusement sans piper mot.
Il les laissa tous
s’exprimer, puis pointa son doigt vers un enfant assis devant, qui souriait
dans le vague.
« Et toi ?
demanda-t-il. Comment tu comprends ce conte ?
L’enfant, tout à coup
craintif, se leva comme à l’école. Il hésita un instant et répondit :
- Moi, ce que je
comprends est dans le titre : Zahra voulait aller à la plage, et puis
c’est tout. Il s’enhardit un peu voyant le silence continuer à se faire, et
poursuivit : Mais pourquoi elle ne se baigne pas dans la rivière comme on
le fait ma petite sœur et moi ?
- Voilà un enfant
prodige ! s’exclama le conteur. Il dit que la vérité est dans le titre, et
ajoute également la question implicite, qui divise certaines traditions,
pourquoi les filles sont empêchées de se baigner, une fois grandes, et pas les
garçons ?
Si je sonde chacun de
vous, j’aurais autant de réponses que de personnes assises ici. Ce conte a de
nombreux sens, et chacun le comprendra au prisme de sa culture et de son
éducation. Et surtout, chacun croira détenir la vérité absolue.
Il toucha le haut de son
crane, comme pour extraire des réflexions plus profondes, et continua :
Que ce soit ce récit ou
un autre, chacun étalera ses propres idées, et voudra même, dans la majorité
des cas, les imposer aux autres. En réalité, chacun de nous porte en lui ses
propres réponses.
Quelques-uns verront dans
le voleur un fripon malicieux, d’autres percevront la naïveté de la jeune fille.
Il y en a qui trouveront l’histoire drôle et d’autres qui penseront qu’elle est
impudique...
Ainsi, nous aurons les
profanes qui lisent un texte et s’arrêtent à la première compréhension, les
sociologues qui y verront les prémices de changement d’habitudes dans la
campagne, les érudits qui chercheront le sens intérieur, qui en l’occurrence
ici est la liberté, les scientifiques qui se demanderont dans quelle mesure un
cœur qui bât plus vite peut altérer la vision des choses…
- Et le mage ? L’interpella
un de ceux assis à l’arrière.
Le vieil homme le regarda
et sourit :
- le mage dira que pour
lui Zahra a vu un Ibis plutôt, parce que d’après lui, si c’était une cigogne
elle n’aurait pas eu autant de déboires.
L’assemblée rit, certains
même très bruyamment. Il se concentra de nouveau et poursuivit :
« Dans notre monde
nous trouverons aussi le philosophe, celui qui expliquera que le voleur lui a
peut-être subtilisé un mulet, mais il lui a donné en retour quelque chose de
bien plus précieux : le goût de liberté. Il lui a ouvert l’esprit. Zahra
s’est endormie ce soir-là de dépit, mais nous avons tous compris qu’elle
cherchera un autre moyen pour voir la mer un prochain jour.
Le sage, lui, sait que la
vérité est multiple, dit-il enfin.
Il se leva d’un bond, et
pivota sur lui-même lentement pour avoir toute notre attention. Son caftan qui s’évasa
gonflé par le vent, le fit ressembler à un derviche tourneur.
Vous cherchez une morale
à cette histoire ? Il y en a une pour celles et ceux qui peuvent comprendre. Le
secret de ce que je veux transmettre est ailleurs. Car voyez-vous, dans tous
les récits il y a plusieurs voiles qu’il faut lever. Nous avons admis qu’il y a
la sagesse populaire et celle cachée aux profanes. Mais ma vérité à moi, celle
qui est ma mission, ne réside pas dans cette histoire même, mais dans notre
assemblée…
Il laissa passer l’instant
du saisissement, et reprit : Par notre communion autour de cette fable,
nous avons tous détenu une part de cette vérité. Vous avez tous entendu le même
texte, et chacun a trouvé une vérité bien à lui, une certitude. Nous avons
également admis que nous ne pourrons jamais mettre tout le monde d’accord sur
une même interprétation. Eh bien, la différence de vos interprétations est la
vraie sagesse, la vraie histoire dans l’histoire.
Le silence qui se fit à
ce moment là était le plus dense de tous.
Ce n’était qu’un petit
conte, quand est-il des autres récits que l’on vous a racontés auparavant… et de
vérités encore plus essentielles, qui se dérobent dans les livres parfois
sacrés, que certains ont appris par cœur ?
Ceci est la démonstration
que je voulais faire. Tous les textes recèlent des vérités simples et d’autres
plus importantes qui sont scellées. Sans une grande érudition, parfois même une
illumination, le sens reste enfoui dans les tréfonds des arabesques.
Il se tut, ferma les yeux
pour nous laisser nous imprégner de ses paroles, puis prononça les dernières
phrases en haussant la voix et articulant lentement :
« La sagesse
mes sœurs, la sagesse mes frères et vous aussi mes chers enfants, la sagesse
est de se rappeler ceci : Il n’y a qu’une seule vérité immuable dans ce
monde qui ne souffre aucune exégèse. Elle est sacrée et cependant oubliée de
tous... Ce qui relit l’homme croyant à son créateur … et il le répéta trois
fois.
Ce qui relit le croyant à
son créateur, ce sont des paroles…
Ce sont les histoires
inscrites dans les livres sacrés.
Chacun les interprète à
sa façon, mais aucun ne connaît toutes les vérités. »
Il se baissa pour prendre
le gong, et d’un grand geste théâtral le fit de nouveau tinter.
Nous nous dispersâmes et
certains se rapprochèrent de lui. Il y en a qui lui ont embrassé la tête, et
d’autres qui ont jeté des pièces dans son turban. Certains essayèrent de le
suivre, mais il les chassa de son bâton de pèlerin.
Pour ma part, je suis
rentrée rapidement pour l’écrire. Ma mémoire pourra m’avoir fait défaut pour
certains passages, mais le sceau de cette histoire est marqué dans mon cœur.
Elle demeure depuis comme un grain de sel coincé dans une molaire. Chaque fois
que je veux comprendre un texte important, son goût s’épanouit sur ma langue...