Le soleil décline sur la journée fade. Les lambeaux
de nuées s’étirent, déchiquetés par le vent frais qui ne cesse de souffler. La
grisaille envahit le paysage dans le spacieux bruit des arbres qui s’agitent en
s’ébrouant. Ils sont là, à guetter de nouveau, à attendre un destin qui ne
vient pas. Une campagne et une montagne désertées où même le babillement de
leurs nourrissons ne les émeut plus. Le gouffre s’agrandit à mesure que le noir
absorbe le blanc. Rampant à travers champs, des herbes folles tournoient,
déportées au gré des directions qu’on leur impose. Un vide immense, sidéral,
pèse de tout son poids sur le lieu.
Ils sont les parents de ces enfants dont le regard brûle par l'innocence, et par l'incertitude sur leur avenir. Assis ou accroupis, la trentaine à peine dépassée, ils sont déjà décrépis, rabougris, perclus de rhumatismes. L'humidité à rongé leurs articulations. Leurs muscles se sont noués, ankylosés à force de se faire petits, également. Fatigués du matin au soir, à ne rien faire, à n’avoir
rien à faire, sauf attendre.
Parfois ils se mettent debout et commencent à
marcher, le claquement, le gémissement de leurs os rappelle celui des vieilles
charnières de leurs étables, vides aussi. À pied ou à dos de camionnettes,
ils vont d’un village à l’autre, d’un champ d’olive à celui de pastèques, pour
chercher le travail saisonnier qui leur donnera de quoi revenir pour dépanner
un temps. Certains s’installent en ville, ils se tassent à vingt dans une case
en tôle, en périphérie, pour s’abriter des loups de la nuit. Ils sont alors de
tous les marchés et de tous les petits travaux qu’on veut bien leur confier. Porteurs
un jour, maçons le lendemain, éternels journaliers, ils finissent par apprendre
une douzaine de talents, sans maîtrise, sans qu’aucun ne leur serve de métier.
De leurs regards, pleins de regrets pour
l’obligation de quitter leurs régions, pleins de nostalgie pour leur femme et
enfants, coulent des rivières de désolations. Et toujours cette colère sombre
qu’ils enfouissent profondément dans leurs cœurs, une irritation traître, une
aigreur qui ressemble à celle d’avant un repas qui tarde, lorsque la faim
commence à tenailler les ventres. Ils seraient prêts à en découdre s’ils
savaient avec qui, leur impuissance fait si mal que leurs lèvres restent
closes, par peur de la laisser exploser.
Le soir arrive et tombe sur cette frustration.
Quelques étoiles s’allument, puis s’éteignent en se glissant derrière les
nuages, une coulée qui dégouline dans l’horizon. La nuit s’installe sans être
invitée. Elle prend ses aises et envahit l’espace, obturant les dernières
lueurs du coucher qui s’attardaient. Une nuit d’encre, d’attente et de mauvais
sommeil.
Aux premières lumières de l’aube, ils sont de
nouveau là. Si seulement ils trouvaient de quoi s’occuper pour remplir leurs
journées, de quoi oublier un temps leur condition. L’attente les tue. Oisifs
sans le vouloir, on les reconnaît facilement : fagotés d’une djellaba
rayée en laine brute pour les abriter des intempéries, un ballot pour sac de
voyage, ils s’assoient pour attendre en bordure des routes et des chemins
passants.
De très loin, de la capitale, on ne les distingue
pas l’un de l’autre, des pauvres, des miséreux, ils sont aussi nombreux que les
grains de poussière incrustés sur leurs vêtements. Mais eux les voient maintenant, ils les observent et attendent qu’on vienne
leur porter secours. Leur regard devrait fondre cette armure, leur patience
vient à bout. Ils sont les oubliés de notre pays, ceux que tous
les organismes sociaux, aussi bien nationaux qu’internationaux, pointent du doigt.
Ceux que l'empreinte de ce doigt, brûle la peau.