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Artisan orfèvre des mots Spécialisée en filigrane.

jeudi 18 mai 2017

Chronique : L'attente


Le soleil décline sur la journée fade. Les lambeaux de nuées s’étirent, déchiquetés par le vent frais qui ne cesse de souffler. La grisaille envahit le paysage dans le spacieux bruit des arbres qui s’agitent en s’ébrouant. Ils sont là, à guetter de nouveau, à attendre un destin qui ne vient pas. Une campagne et une montagne désertées où même le babillement de leurs nourrissons ne les émeut plus. Le gouffre s’agrandit à mesure que le noir absorbe le blanc. Rampant à travers champs, des herbes folles tournoient, déportées au gré des directions qu’on leur impose. Un vide immense, sidéral, pèse de tout son poids sur le lieu.
Ils sont les parents de ces enfants dont le regard brûle par l'innocence, et par l'incertitude sur leur avenir. Assis ou accroupis, la trentaine à peine dépassée, ils sont déjà décrépis, rabougris, perclus de rhumatismes. L'humidité à rongé leurs articulations. Leurs muscles se sont noués, ankylosés à force de se faire petits, également. Fatigués du matin au soir, à ne rien faire, à n’avoir rien à faire, sauf attendre. 
Parfois ils se mettent debout et commencent à marcher, le claquement, le gémissement de leurs os rappelle celui des vieilles charnières de leurs étables, vides aussi. À pied ou à dos de camionnettes, ils vont d’un village à l’autre, d’un champ d’olive à celui de pastèques, pour chercher le travail saisonnier qui leur donnera de quoi revenir pour dépanner un temps. Certains s’installent en ville, ils se tassent à vingt dans une case en tôle, en périphérie, pour s’abriter des loups de la nuit. Ils sont alors de tous les marchés et de tous les petits travaux qu’on veut bien leur confier. Porteurs un jour, maçons le lendemain, éternels journaliers, ils finissent par apprendre une douzaine de talents, sans maîtrise, sans qu’aucun ne leur serve de métier.
De leurs regards, pleins de regrets pour l’obligation de quitter leurs régions, pleins de nostalgie pour leur femme et enfants, coulent des rivières de désolations. Et toujours cette colère sombre qu’ils enfouissent profondément dans leurs cœurs, une irritation traître, une aigreur qui ressemble à celle d’avant un repas qui tarde, lorsque la faim commence à tenailler les ventres. Ils seraient prêts à en découdre s’ils savaient avec qui, leur impuissance fait si mal que leurs lèvres restent closes, par peur de la laisser exploser.
Le soir arrive et tombe sur cette frustration. Quelques étoiles s’allument, puis s’éteignent en se glissant derrière les nuages, une coulée qui dégouline dans l’horizon. La nuit s’installe sans être invitée. Elle prend ses aises et envahit l’espace, obturant les dernières lueurs du coucher qui s’attardaient. Une nuit d’encre, d’attente et de mauvais sommeil.
Aux premières lumières de l’aube, ils sont de nouveau là. Si seulement ils trouvaient de quoi s’occuper pour remplir leurs journées, de quoi oublier un temps leur condition. L’attente les tue. Oisifs sans le vouloir, on les reconnaît facilement : fagotés d’une djellaba rayée en laine brute pour les abriter des intempéries, un ballot pour sac de voyage, ils s’assoient pour attendre en bordure des routes et des chemins passants.
De très loin, de la capitale, on ne les distingue pas l’un de l’autre, des pauvres, des miséreux, ils sont aussi nombreux que les grains de poussière incrustés sur leurs vêtements. Mais eux les voient maintenant, ils les observent et attendent qu’on vienne leur porter secours. Leur regard devrait fondre cette armure, leur patience vient à bout. Ils sont les oubliés de notre pays, ceux que tous les organismes sociaux, aussi bien nationaux qu’internationaux, pointent du doigt. Ceux que l'empreinte de ce doigt, brûle la peau.