Préambule
À chaque fois que j’arrive à la pharmacie, j’ai
l’impression de traverser l’espace-temps. J’y atterris en réalité, comme
téléportée d’un univers à un autre.
Ici, nous avons encore Lalla Kabbour, Sid Lhaj*, pour une raison qu'on ne sait pas, et Lal’ T'hor. Ici, le pain est encore pétri à la main et traverse le quartier sur sa
planche en bois, avant d’être enfourné par Moul Lfarrane*. Ici, on promène en
main un seau avec tassa* et saboun lbeldi*, une bonne louchée de henné sur la
tête et débordant sur un zif* blanc. Et on donne un pourboire à Lgallassa*, afin
qu’elle garde un œil sur les vêtements de rechange. On mange lehsouwa* au réveil,
puis Chfanj* en petit-déjeuner sans se soucier de l’huile de friture, qu’on
essuie à peine avec du papier glacé. On compte sa monnaie après l’achat d’un
cône de sucre, et on donne les dernières pièces au premier mendiant qu’on
trouve. On se fait un thé, on offre un verre rempli à raz-bord à la voisine, et
on garde gracieusement les enfants des unes et des autres, parties aux courses
quotidiennes.
Ici, c’est encore et toujours Marrakech. Les
coulisses d’une ville que l’on peut comparer à un studio géant de cinéma, avec
ses acteurs célèbres et ses décors fastueux. La seule chose qui ne change pas
de part et d’autre de la scène, c’est la fumée des motocyclettes et des
voitures, ainsi que les murs qui rougissent régulièrement par un dernier
maquillage. La technologie est bien rentrée ici également, elle est sur les
portables allumés en permanence sur des youtubeurs divers ou des recettes dont
on aimerait bien pouvoir s’acheter les ingrédients. Et il y a aussi cette autre
chose, que l’on peut qualifier d’universelle: le regard des enfants et des
adolescents. Cet espoir qu’on lit dans leurs yeux... et qu’on espère ne jamais
voir disparaître. Et dont on scrute ici les dernières lueurs, au fil des ans,
au fil des saisons, alors qu’ils s’enfoncent dans la vie courante...
Quelques éclats persistent ici et là, quelques
déménagements et vagues emportent certains, mais la majorité perpétue ce pour quoi
ils ont été conçus... Et c’est ainsi, depuis que je travaille ici, depuis
trente ans.
Des rues ont changé leur fin revêtement, et sont
reprisées par divers travaux. Des petites bâtisses et des garages ont abandonné
le zinc, et les cours où résistaient quelques petits troupeaux, pour le
remplacer par des briques et du ciment et monter d’un étage. Des poches de
résistances persistent, et on trouve encore des toits de roseaux enchevêtrés et
talochés d’aggloméré, on dira après que c’est la nature qui s’est infiltrée et a
emporté les plus fragiles. Parfois, j’ai l’impression que l’expression "poche de résistance"
a été ironiquement inventée pour eux, car c’est les mêmes qu’on peut qualifier
de sans-poches. Ils sont ouvriers, vendeuses de légumes, amuseurs et amuseuses publics
ainsi que travailleurs en tous domaines manuels. Quant à ceux des petits garages,
le ferronnier est toujours là, avec sa tourneuse infernale, qui vous vrille la
tête et les tympans. Il reste toujours cyclist’, surchargé de pneus, et plus
loin son compère de réparations diverses automobiles et sa montagne de pièces usées de rechanges, qui s’y met quand
bon lui semble et n’ouvre pas des jours entiers, sans prévenir et sans raison
particulière, et surtout sans que personne ne lui en fasse le reproche. On
vient, et si c’est ouvert, c’est ouvert, si c’est fermé, et bien on s’en
retourne et on revient un autre moment ou bien le lendemain. Chacun travaille
comme il lui plaît : Lpissri*, Lmahlaba*, les nouveaux magasins del’khourda*,
côtoient la remise où s’entrepose et se
vend le pain sec au gros. Il reste également le souk quotidien et aussi
l’hebdomadaire.
Ici on ne côtoie pas de palmiers. La vie semble n’avoir
pas changé au fil de toutes ces années, bien qu’une agence cash se soit
implantée au milieu de tout cela. Même les écoles et collèges qui me font face
ont gardé la même façade, à peu de choses près. Le changement est si lent ici,
qu’on dirait que le temps s’est arrêté, qu’il s’est distordu, s’est empâté et
peut se mâchouiller. Certains parleraient d’authenticité, je ne suis pas
certaine que ce terme convienne. C’est un mot qui me rappelle celui de folklore,
que certains emploient pour nommer la musique populaire. Mais qu’en
sais-je ? Je ne suis ni sociologue ni linguiste ni n’ai l’œil touristique.
Je taloche, moi aussi, le portrait d’un bout de quartier, sans y porter de
jugement. Je parle avec ma sensibilité de vraies personnes, de gens vrais, et
non de "petites gens", comme certains aiment à les qualifier. Je décris ceux qui ont
construit les décors spectaculaires de la ville, et qui ne sont pas tous
aimables. Ils sont cependant et dans leur grande majorité bienveillants, et
peuvent tout à fait être représentatifs de près des deux-tiers des citadins de ce grand pays. À la seule différence de la profondeur du fossé des
contrastes qui sépare ce quartier, du reste de cette grande ville.
Un dernier point concernant les habitants de ce
quartier et qui me touche d’une manière singulière, bien que je m’en défende :
Après toutes ces années d’exercice, de relations médicales et amicales, une
certaine distance demeure. Elle est probablement due à ce comptoir qui nous
sépare, il n’en reste pas moins que je ne me sens pas tout à fait assimilée, et que j'ai cette impression de passagère admise dans un lieu, et que l’on défendrait si cela
s’avérait nécessaire. Je suis la sorte d'étrangère, et c’est par un hochement de tête et parfois un sourire,
que certains me remercient de la visite.
« Chroniques et Fragments de Marrakech »
Meriem Hadj Hamou
Vocabulaire dialecte employé :
Sid Lhaj : surnom généralement donné à quelqu'un qui revient de pèlerinage
Moul Ferrane : four public de pain
Tassa : petit récipient par lequel on puise l'eau d'un seau au hamam
Saboun lbeldi : savon noir de hamam
Lgellassa : sorte de chef de hamam et qui garde aussi les sacs de vêtements
Lhsouwa : diverses variétés de soupe de semoule
Chfenj : beignets traditionnels
Lpissri : épicerie de quartier
Lmahlaba : sorte de crèmerie, mais avec yaourts, gâteaux et petits pains et sandwichs
del'khourda : vêtements usagers ou neufs de mauvaise qualité en des tas pêle-mêle.